La fin du service approche dans le réfectoire de cette école élémentaire du quartier République, à Paris. Dans un doux brouhaha, les enfants glissent leurs plateaux sur des échelles avant de filer dans la cour. Il suffit d’un coup d’œil sur les restes, abondants, pour comprendre que le déjeuner n’a pas fait l’unanimité. « Pas de chance, souffle une maman habituée, on a de l’omelette. »
Aujourd’hui, jour de « commission des menus » (où des représentants de la mairie, des parents et des animateurs déjeunent sur place), c’est menu sans viande : potage de tomates (aux pâtes alphabet), omelette, coquillettes, sauce « champignons » (sans champignons), clémentines. La soupe a un goût de boîte : aqueuse, acide et sucrée à la fois. Quant à l’omelette, elle est proprement immangeable, caoutchouteuse et grisâtre. Et pour cause : c’est un mets qui, nous explique-t-on, ne peut être préparé ni sur place, ni à la cuisine centrale, et qui est donc livré d’on ne sait quelle usine dans des barquettes en plastique. Résultat : plus de la moitié des omelettes partiront à la poubelle. Un beau gâchis…
« La restauration collective peut être un vrai levier pour faire évoluer les économies locales et l’agriculture dans le bon sens. » Didier Thévenet, chef de la cuisine centrale de Lons-le-Saulnier.
Les enfants du 11e arrondissement sont loin d’être les plus mal lotis. Dans son Livre noir des cantines scolaires (Ed. Leduc, 2018), la journaliste Sandra Franrenet révèle combien la qualité de la restauration scolaire s’est dégradée, partout en France, depuis les années 1980 – en décalage complet avec des attentes sociétales de plus en plus orientées vers le mieux manger et le « fait maison ». Au fil des pages, la journaliste révèle les absurdités d’un système qui se soucie trop peu de la santé et du bien-être de nos enfants, et encore moins du goût des aliments ou de leur impact environnemental.
Que mange-t-on vraiment à la cantine ? Où et comment les plats sont-ils préparés ? D’où viennent les produits ? Autant de questions sensibles. Très souvent, les écoles n’ont simplement plus de cuisines, les plats sont confectionnés ailleurs, voire entièrement délégués à des sociétés de restauration collective aux méthodes industrielles (le cas pour 25 % des établissements scolaires en France).
Résultat : des préparations insipides, des produits ultratransformés, des circuits longs, du plastique et du gaspillage à tous les étages… Dans les cuisines dites « satellites », où l’on ne cuisine plus, les employés deviennent des « agents », des « cantiniers », assignés à ouvrir, vider ou réchauffer des barquettes.
Faite maison, la choucroute ?
Dans le 18e arrondissement (14 000 repas par jour quand même), les parents sont entrés en guerre contre la qualité médiocre des cantines, déléguées depuis bientôt quinze ans à l’entreprise Sogeres, filiale du géant Sodexo. Sur la page Facebook de leur collectif « Les enfants du 18 mangent ça », les photos d’assiettes peu ragoûtantes défilent : boulettes et poissons panés racornis, légumes en bouillie, pâtes molles, sauce brune à gogo… Pourtant, malgré une pétition signée par plus de 5 000 personnes, le contrat de la Sogeres a été reconduit en 2018.
La faute à qui ? Pour beaucoup, il s’agit d’abord d’un manque de courage des élus. « Déléguer la tâche à des prestataires industriels, cela déresponsabilise tout le monde et génère un modèle de production malsain et malhonnête », fulmine un parent du collectif. Avec plus ou moins d’effets, beaucoup d’associations parentales se sont ainsi formées, comme Pas d’usine on cuisine ou Cantine sans plastique. Créée en février 2018, cette dernière, qui alerte à répétition sur le risque des perturbateurs endocriniens, peut se targuer d’être l’un des moteurs de l’amendement 923, adopté en septembre, interdisant les contenants en plastique en cantines scolaires d’ici à 2025.
Dans la cuisine centrale du 11e, que l’on a pu visiter avec la nutritionniste de l’arrondissement (qui conçoit tous les menus), point de barquettes en plastique : ici, la nourriture est préparée, conservée et transportée dans des bacs en inox, l’un des matériaux les plus inertes et durables qui soient. C’est déjà ça. Pour ce qui est de la cuisine, nous resterons un peu sur notre faim.
Ce vendredi-là, les équipes préparent une « choucroute garnie » pour le mardi suivant. Les saucisses (des Knacki) ont été désemballées et mises en chambre froide. Deux personnes s’activent : l’une étale des pommes de terre (arrivées en rondelles sous vide), l’autre ajoute la choucroute par-dessus. Faite maison, la choucroute ? « Pensez-vous ! On n’a pas la possibilité de préparer ça ici », nous répond le chef. Sourire navré de la nutritionniste devant notre incompréhension.
La cuisine est vaste pourtant, mais il n’y a aucun plan de travail, pas de légumerie, c’est-à-dire une salle spéciale (obligatoire, selon les normes sanitaires) qui permettrait de réceptionner des légumes bruts pour les transformer. « On fait déjà beaucoup, vous savez, s’excuse la nutritionniste, ce n’est pas facile de nourrir des milliers d’enfants tous les jours, avec toutes ces normes et ces contraintes. »
Ils sont nombreux ceux qui, malgré tout, se battent pour « réenchanter les cantines ». L’association Un plus bio, qui milite pour une alimentation bio et durable en restauration collective, a lancé, depuis trois ans, les Victoires des cantines rebelles, qui récompensent des cuisiniers, collectivités territoriales et collectifs citoyens engagés dans la transition écologique.
A l’instar de Philippe Miremont, chef des cantines au collège du Bois d’Amour, à Billère, dans les Pyrénées-Atlantiques, qui, en cohésion avec les professeurs de SVT, éduque les enfants au goût et à l’écologie. « Pour faire comprendre aux enfants l’importance des protéines végétales, raconte le cuisinier, on ne se contente pas de mettre des lasagnes au tofu dans les assiettes : on leur explique aussi les enjeux de l’élevage… » Aux fourneaux de l’école François-Fournier de Manduel (Gard), Lionel Senpau ne cesse de se questionner sur les quantités, le sourcing, l’équilibre des plats. Il a imposé le self-service, « pour que les enfants aient plus d’autonomie, goûtent et viennent se resservir », et propose toujours un plat alternatif, tel que du boudin ou des boulettes de pois chiches, « pour faire découvrir de nouveaux goûts ».
Du 100 % bio à Grande-Synthe
L’un des modèles de référence est Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, qui a réussi à imposer le 100 % bio dans ses cantines, et ce à coût constant, grâce à un fonctionnement en régie agricole et à une réduction drastique du gaspillage alimentaire. Souvent, les démarches vertueuses émanent d’élus locaux, comme à Grande-Synthe, dans le Nord, où le maire, Damien Carême, a également atteint les 100 % bio, ou à Grenoble autour du maire, Eric Piolle, et de Salima Djidel, sa conseillère à la restauration collective et à l’alimentation biologique et locale.
« L’alimentation, ce n’est pas que se nourrir, assure cette dernière, qui vend aussi du pain sur le marché dominical : c’est tout un système qui doit prendre soin des gens, de la terre, de l’eau, de l’air. » Ici, on veut accroître le bio local dans les cantines (bientôt 60 %) mais aussi le rendre accessible à tous : le tarif du repas, indexé sur le quotient familial, démarre à 77 centimes. Ce qui est rendu possible grâce à des subventions municipales à hauteur de 3,5 millions d’euros, mais aussi à la mise en place de deux repas végétariens (moins chers) par semaine.
« On mange et on dessine nos paysages, assure Stéphane Veyrat, directeur d’Un plus bio : on peut toujours faire quelque chose là où l’on se trouve. » Ainsi, à Lons-le-Saulnier, dans le Jura, tout a commencé avec l’eau. Au début des années 1990, la municipalité constate que l’eau de la commune est bourrée de nitrites. Elle instaure alors des conventions pour réduire les intrants chimiques, et accompagner les agriculteurs locaux vers le bio.
A la tête de la cuisine centrale (5 000 repas par jour) depuis vingt ans, en régie directe, le chef Didier Thévenet sait la responsabilité qui lui incombe : « En faisant les bons choix, la restauration collective peut être un vrai levier pour faire évoluer les économies locales et l’agriculture dans le bon sens. » Aujourd’hui, dans les réfectoires de Lons-le-Saulnier, le pain est fabriqué avec du blé bio local, les vaches montbéliardes (dont le lait fait le comté) sont achetées sur pied et valorisées entièrement, les légumes livrés et préparés en direct. « On fait une cuisine simple et saine, qui nourrit les gens tout en dynamisant les territoires », résume Didier Thévenet.
C’est aussi le pari du 5e arrondissement parisien. Ici, pas de cuisine centrale, mais des cuisines dans chaque école, pour 3 500 repas par jour. Le cahier des charges est strict : 74 % de produits bio ou labellisés, 98 % produits en France, 75 % d’achats en direct aux producteurs. Enfin, zéro plastique sur les plateaux et le moins de gâchis possible. Les bêtes sont achetées entières, le yaourt bio fermier est livré en seaux, servi en ramequins. Et tout cela pour un coût alimentaire de 1,70 € par repas, contre 2,10 € dans le 18e arrondissement.
Le secret de ce tour de force ? « Le modèle est simple, et transposable partout, assure Alexandre Chamberland, de la caisse des écoles du 5e arrondissement.Nous avons opté pour des achats en circuit court, et supprimé les intermédiaires superflus. Cela nous coûte moins cher et nous permet aussi de mieux rémunérer les producteurs. » Au final, un vrai mieux dans l’assiette – salades croquantes, viandes de qualité, fromages artisanaux, légumes variés –, des cuisinières qui ont retrouvé le goût de leur métier, des agriculteurs payés dignement et des enfants qui mangent bien. La cantine vertueuse et goûteuse, c’est possible.
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